" Je croyais que les blancs vivaient sous la mer, parce que leurs cheveux étaient lisses, effilés comme des algues, pas crépus comme les nôtres ; nos cheveux sont moins crépus plongés dans l’eau. Je croyais que c’est à cause de l’eau dans laquelle on baignait dans le ventre maternel que nous étions blanchâtres à la naissance et qu’on avait des cheveux lisses comme les blancs. Alors pour moi les blancs étaient des êtres venus d’un monde aquatique sous-marin, lumineux comme tout ce qui vit sous l’eau claire, l’eau bleue des mers, bleue comme le ciel." Ce bout d’histoire sur le mythe de Mami Wata que leur a racontée leur ami André Ze Jam Afane, conteur, musicien, dessinateur et écrivain camerounais vivant depuis de nombreuses années en France, est le point de départ de ce projet. Petit, on lui disait que Mami Wata enlevait les enfants et les amenait sous la mer, au pays des blancs. C’est aussi par les mers et les océans que sont arrivés les premiers navires portugais, puis hollandais, anglais et français, avant d’emporter des millions d’esclaves vers les Amériques et imposer leurs pouvoirs, politique, économique et culturel aux pays du continent africain jusqu’aux indépendances dans les années 1960.
Au cours d’une résidence de création à Ibadan au Nigéria, Delphine et Élodie découvrent "Afrique je te plumerai" du documentariste camerounais Jean-Marie Teno et "Cameroun, autopsie d’une indépendance" de Valérie Osouf, qui à côté des ouvrages "La saison de l’ombre" de Léonora Miano, "Monné, outrages et défis" de Ahmadou Kourouma, Le feu des origines d’Emmanuel Dongala, "Tout s’effondre" de Chinua Achebe, "Le pauvre Christ de Bomba" de Mongo Beti, "Le devoir de violence" de Yambo Ouologuem, "Il est à toi ce beau pays" de Jennifer Richard ou encore "Les maquisards" de Hemley Boum ont nourri leur imaginaire et leurs réflexions.
En intitulant le projet "Mama Whita" (Maman Blanche), elles choisissent d’inverser la phonétique de Mami Wata, pour incarner une vision en miroir dyslexique, incarnant le symptôme et les troubles liés à l’entrée des colons européens sur le continent africain. Tout en faisant référence au mythe de la déesse des océans, dont la croyance est répandue en Afrique de l’Ouest, du centre, du Sud, auprès de la diaspora africaine, aux Caraïbes, et dans certaines régions d’Amérique du Nord et du Sud ; le projet renverse également, le « mythe de l’impérialité française » (1)
À travers la figure de Mama Whita, les sœurs Chevalme choisissent de rendre visible ce que le mythe de la « grande France » rendait invisible alors, le mythe d’une mère nourricière dont les discours et les représentations niaient - en grande majorité - les réalités coloniales et leurs violences.
Après un travail de recherche, le duo esquisse des premiers dessins, à partir d’images d’une grande violence ou d’images présentant les populations selon une approche ethnographique, collectées sur internet, à la Bibliothèque Nationale de France et auprès des Archives diplomatiques de la Courneuve. Ce processus de recherche oriente en même temps le projet dans la fiction : l’enjeu pour les deux artistes est de raconter autrement cette histoire de la violence qui lie la France à son ancien empire colonial en lui conférant une dimension presque romanesque et contemporaine.
L’idée de créer un salon bourgeois s’est tout de suite imposée. Caractéristique des habitations bourgeoises du 19e siècle, il est le lieu de réception et d’apparat ; posséder un salon, c’est appartenir à la bourgeoisie. En même temps, à travers la reconstitution de cette pièce composée de deux fauteuils, d’un repose-pieds, d’un mortier et son pilon en céramique et de photographies encadrées comme des tableaux, les artistes soulignent en creux, une histoire de l’exploitation et de la domination qui n’est pas visible au premier coup d’œil.
La force de cette pièce est de détourner des codes culturels ; le salon revisité renvoie à tout ce sur quoi la société française s’est assise, au sens propre comme au sens figuré, pour vivre confortablement, en mettant en perspective l’histoire de la bourgeoisie avec celles du capitalisme, de la traite des esclaves et de la colonisation. De pièce d’apparat, ce salon bourgeois devient le symbole d’une vie française qui n’est possible qu’à travers l’exploitation des populations esclavagisées et colonisées. Ici, l’œil se noie dans les détails d’une pièce où règnent l’inconfort, la gêne voire le dégoût. Les dessins qui recouvrent les fauteuils et les objets en céramique, comme les photographies au mur, montrent des scènes cruelles. En choisissant de montrer cette violence coloniale, elles souhaitent que nous cessions de détourner le regard sur les conséquences des horreurs que l’histoire a produites, en y faisant face, pour leur donner une existence contemporaine bien réelle. Le salon est pensé comme une sorte de plateau à partir duquel se (re)joue, cette fois-ci sous nos yeux, une partie de l’histoire de la France, restée encore trop souvent en hors-champ.
C’est dans le cadre d’une résidence et d’un workshop à Yaoundé au Cameroun avec le collectif de jeunes photographes Kamera, que le duo co-organise les différents tournages qui ont donné naissance à la série photographique intitulée "Maladie d’occupation". À partir de recherches sur les pratiques d’appropriation des cultures étrangères dans les mondes postcoloniaux, notamment le carnaval haïtien de Jacmel, le Tchiloli de Sao Tomé et l’Auto de Floripes de Principe, une dizaine de scènes sont réalisées pour prendre la forme de tableaux photographiques, voire même cinématographiques. Les scripts, issus des textes des romans cités plus haut, donnent au tournage une forme de mascarade : les artistes du collectif jouent tour à tour le rôle des colons, des missionnaires ou encore des populations colonisées. Les tournages sont réalisés la nuit, sur pied et en pose B par le procédé de luminographie qui donne à la série une teinte fantastique, onirique et contemporaine. Cette partie imagine la rencontre entre l’Afrique et l’Europe, sous le prisme de mythologies des périodes pré et post-indépendance et sous le masque de la métaphore, du symbolisme ou de la dérision.
Poursuivre une réflexion sur le fait (post)colonial a nécessité pour le duo d’artistes, d’engager un double dialogue avec d’un côté, des artistes (du collectif camerounais à ceux présents au sein de l’exposition) et de l’autre, avec les deux co-commissaires d’"Un.e Air.e de famille" avec qui elles ont collaboré à l’élaboration du projet.
Réfléchir depuis Saint-Denis, territoire afro-diasporique où les sœurs vivent et travaillent, en lien avec des acteurs traversés personnellement et/ou professionnellement par ces problématiques, est dans leur démarche, une des conditions pour faire germer des interrogations collectives sur les retours spasmodiques du passé colonial français et la difficulté, voire l’incapacité d’énoncer l’histoire des colonies et leurs conséquences aujourd’hui. Avec ce projet, les sœurs Chevalme proposent une fable contemporaine de l’histoire postcoloniale française et montrent à quel point le « devenir de l’homme dans le monde n’est ni une question de naissance ni une question d’origine ou de “race” mais une affaire de trajet, de circulation et de transfiguration. »(2)
Farah Clémentine Dramani-Issifou
1. Roland Barthes, Mythologies, éditions Le Seuil (1957)
2. Achille Mbembe, Politique de l’inimité, éditions La Découverte (2016)